vendredi 15 mai 2009

Les druzes, une minorité électoralement visible

« Suivez la nation la plus forte, mais gardez moi dans votre cœur », disait Al-Hakim Bi Amr’llah, sixième calife fatimide, fondateur de la religion druze (1). Cette phrase, vieille d’environ huit siècles, résume à elle seule la stratégie sociale, politique et religieuse des druzes libanais. Depuis leur arrivée dans la montagne libanaise, à une époque où ils fuyaient la répression des musulmans sunnites qui les considéraient comme des hérétiques, ils ont adopté le principe de dissimulation (la « Taqiyya » (2)), qui leur a permis de vivre harmonieusement avec d’autres communautés.

Cette capacité à vivre avec des groupes sociaux qui ne partagent pas leurs convictions et leurs traditions leur a permis de se fondre dans leur environnement, au point d’y exercer leur empreinte. C’est le cas de la dynastie des Maans, qui a créé le premier pouvoir autonome dans la montagne libanaise. Par la suite, le système féodal libanais a permis l’émergence des grandes familles, qui sont toujours influentes. Actuellement, deux grandes familles règnent sur la destinée des druzes libanais : les « Arslan », et les « Joumblatt ». La famille Joumblatt, à travers son chef Walid, s’est imposée comme la représentante politique et sociale de la communauté, en échappant aux tentatives d’affaiblissement exercées à son encontre par une gestion habile du jeu politique communautaire.

En effet, ni la guerre civile de 1975, ni la mini-guerre civile de mai 2008 (3) qui accouchera des accords de Doha, n’ont affecté le poids électoral et politique du leader druze Walid Joumblatt. Fidèle à sa stratégie de changement d’alliance, il a toujours pu assurer à sa communauté et à sa formation politique (le Parti Socialiste Progressiste) une influence largement supérieure à leur poids démographique. Le rapprochement de Joumblatt avec les chrétiens hostiles à la Syrie en 2001, puis son inscription en 2004 dans les rangs de la future coalition du 14-mars, s’inscrivent dans cette démarche. Puis, après la mini-guerre civile de mai 2008, il a été le premier responsable de la majorité à tirer les leçons de l’influence grandissante du Hezbollah et de l’échec de la politique d’isolement de la Syrie.

Cette stratégie est avant tout de nature sociale et électorale. Tout d’abord, le leader druze reste attaché à l’intégrité territoriale du pays du Cèdre, et ce malgré son hostilité affichée à l’égard du Hezbollah. Il s’est ainsi fixé une ligne rouge à ne pas dépasser : celle du risque de la fragmentation du pays. La présence d’une population chiite à proximité des villages druzes dans la localité d’Aley l’a amené à entamer des discussions avec le parti de Dieu pour consolider une paix sociale qui avait été menacée par les événements de mai 2008.

La deuxième raison de ce rapprochement avec l’opposition, qui s’est faite par l’intermédiaire de Nabih Berry (4), est électorale. Walid Joumblatt veut à tout prix conserver son poids électoral lors des élections législatives du 7 juin 2009, et les tractations qui ont déjà commencé avec l’opposition ont pour objectif de maintenir l’importance politique de son groupe parlementaire, « la Rencontre Démocratique ».

La nouvelle Loi électorale, votée à la suite des accords de Doha, divise en effet le pays en petites circonscriptions, favorisant ainsi le rôle des minorités. La communauté druze, qui représente moins de 7% de la population libanaise, est très fortement soudée derrière W. Joumblatt dans la circonscription du Chouf. Elle offre donc au leader du Parti Socialiste Progressiste une victoire potentielle sans appel à cet échelon.

La grande inconnue sera donc le résultat de la circonscription d’Aley, dans laquelle s’est présenté son principal rival, Talal Arslan. Ce dernier s’est rallié à l’opposition sans toutefois entamer une division de sa communauté. Affaibli en 2005 en raison de l’accord strictement électoral conclu entre Joumblatt et le Hezbollah, il s’est retrouvé dans le Liban post-Hariri face à une troisième voie druze : le courant al-Tawhid. Dirigé par l’ancien ministre Wiam Wahhab (5), ce courant affiche clairement son soutien à la Syrie, et surtout son hostilité à l’encontre de Walid Joumblatt.

Lors de la mini-guerre civile de mai 2008, afin d’empêcher une nouvelle guerre de la montagne entre chiites et druzes, Arslan avait choisi d’appliquer une vieille stratégie sociale druze, « la protection des frères (6) », ce qui a paradoxalement renforcé la situation de son rival Joumblatt. Mais une autre grille d’analyse pourrait aussi être évoquée : les deux familles traditionnelles se sont peut-être senties menacées par le nouveau courant druze, qui reste pourtant minoritaire.

Les élections législatives du 7 juin 2009, présentées comme une manifestation de la démocratie consensuelle libanaise et comme un moment décisif pour le pays du Cèdre, sont en train de théoriser et de constitutionnaliser le consensus comme mode de gouvernement. C’est le cas de la communauté druze qui reste soudée derrière des chefs traditionnels. Ceux-ci apportent certes de la stabilité. Mais ils empêchent aussi l’édification d’un Etat de droit digne de ce nom.


(1) Antoine Isaac De Sacy, Exposé de la religion des druzes, Imprimerie Royale, Paris, 1837.
(2) Taqiyya : principe de dissimulation des croyances et des pratiques religieuses. Il a permis aux chiites et aux sectes musulmanes de cacher leurs croyances pour pouvoir vivre dans un environnement hostile.
(3) Mini-guerre civile libanaise : déclenchée à la suite de la décision du Conseil des ministres libanais de licencier le chef de sécurité de l’aéroport de Beyrouth (proche du Hezbollah), elle a duré une quinzaine de jours durant lesquels des heurts ont éclaté entre sunnites et chiites, ainsi qu’entre chiites et druzes, dans plusieurs régions du pays. Elle a cessé grâce à la signature, le 25 mai 2008, des accords de Doha, qui ont permis l’élection d’un nouveau Président de la République.
(4) Nabih Berry : Président de l’Assemblée nationale libanaise, et chef du mouvement Amal (parti chiite « laïc »), il est à la fois proche du Hezbollah et de Walid Joumblatt, et demeure le médiateur entre Joumblatt et l’opposition. Il est aussi le principal interlocuteur des diplomates étrangers qui veulent adresser des messages au Hezbollah.
(5) Wiam Wahhab : ancien Ministre du gouvernement d’Omar Karamé, il a créé le 26 mai 2006 le courant Al-Tawhid (terme relatif à l’unité dans la religion druze). Hostile à Joumblatt et fervent défenseur de la Syrie, son poids au sein de la communauté druze est minoritaire et sa démarche très contestée.
(6) La protection des Frères est une expression qui invite à s’unir contre un ennemi. Elle est inscrite dans sa transcription arabe « hafz al ekhwan » dans le livre de la sagesse, écrit sacré des druzes. Elle stipule l’unité sacrée des druzes, qui est la condition de la perpétuation de l’existence de leur secte.