mercredi 11 juin 2008

Le processus décisionnel de la politique nucléaire iranienne

Qui détient le pouvoir décisionnel du dossier nucléaire dans l’exécutif iranien ? Pour répondre à cette question, il faut analyser les capacités de négociation des responsables iraniens et étudier le fonctionnement du conseil de sécurité nationale, qui est depuis 2003, le principal interlocuteur de la communauté internationale sur l’épineux dossier du nucléaire.

Quoiqu’il en soit, le dossier nucléaire montre l’ambition de la république islamique à jouer un rôle considérable sur la scène régionale. Il résume à lui seul, les principales occupations de la communauté internationale vis-à-vis de l’Iran.

La stratégie adoptée par le tandem Ahmadinejad-Larijani, et depuis la démission de Larijani, par son successeur Saïd Jalili ne présente pas un changement avec celle de leurs prédécesseurs Khatami-Rohani, ni même une rupture liée à des aspects idéologiques, mais plutôt une continuité dont les modifications ont été dictées par la nouvelle donne stratégique dont a bénéficié la république islamique avec l’élimination de ses deux principaux ennemis : Saddam Hussein et les Talibans.

L’environnement stratégique de l’Iran a été le théâtre de changements politiques majeurs : Cinq états ont été créés à la frontière nord du pays avec la disparition de l’Union Soviétique au début des années 90. De plus, la guerre contre les Talibans déclenchée au lendemain du 11 septembre, suivi de la guerre d’Irak ont changé radicalement le dessein stratégique de l’environnement de la république islamique.

Malgré cette nouvelle donne, et la capacité de la diplomatie iranienne de profiter des contradictions géopolitiques, l’expérience de négociation du pouvoir en place reste limitée. En effet, l’histoire de la toute jeune république islamique dans les négociations internationales se limite à deux cas : les négociations indirectes avec Washington suite à la prise d’otage à l’ambassade américaine à Téhéran en 1980, et les pourparlers avec l’ancien régime irakien en 1988 après la fin de la guerre irano-irakienne.

Pour cela, les négociations entre l’Iran et l’UE3 (Royaume-Uni, Allemagne et France) peuvent être considérées comme l’expérience de négociation la plus importante de l’histoire de l’Iran révolutionnaire. Elles contraignent les dirigeants iraniens d’entamer une procédure de négociation plutôt complexe. C’est cette procédure qui intègre des aspects techniques, sécuritaires, politiques et stratégiques qui a provoqué des divergences entre le ministère des affaires étrangères et l’agence iranienne de l’énergie atomique. Trois aspects résument les divergences entre les deux institutions : l’autorité compétente de pilotage des négociations, la politique appliquée ainsi que les priorités de la politique nucléaire.

L’ancien négociateur en chef du dossier nucléaire, Hassan Rohani, a révélé que les divergences au sein de l’exécutif iranien se sont accrues au milieu de l’année 2003, après la demande de l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) d’inspecter les installations nucléaires. Alors que cette demande a été jugée par le ministère des affaires étrangères iranien comme une pression sur l’Iran de la part de la communauté internationale, l’agence iranienne de l’énergie atomique a minimisé l’impact de cette demande sur le programme nucléaire iranien. Cette différence d’interprétation a conduit à une restructuration de la procédure de négociation qui est devenue du ressort du conseil de sécurité nationale reléguant le ministère des affaires étrangères et l’agence internationale de l’énergie atomique au statut de simples acteurs.

Le conseil de sécurité national (CSN)

Le conseil de sécurité national est l’héritier du conseil suprême de la défense nationale, créé en 1979, en vertu de l’article 110 de la constitution de la république islamique. A l’époque, sept personnalités siégeaient dans cette institution :

Le président de la république
Le premier ministre
Le ministre de la défense
Le chef d’état major de l’armée
Le commandant des gardiens de la révolution
Deux conseillers du guide de la révolution

Après la mort de Khomeiny en 1989, non seulement le nom du conseil a été modifié, mais son pouvoir a été accru en intégrant douze autres personnalités. Actuellement, le CSN est constitué de dix-huit personnalités :

Le Président de la République Mahmoud Ahmadinejad
Le Président du Parlement Ali Larijani
Le Président de l’autorité judiciaire Mahmoud Hachemi Shahroudi
Le chef d’état major Atallah Salhi
Le Vice-président de la république et président de la commission du budget Farhad Rahber
Le Vice-président de la République Broïz Daoudi
Le Secrétaire Général Saïd Jalili
Le ministre des Affaires étrangères Manouchehr Mottaki
Le ministre de l’Intérieur Moustapha Bour Mohammadi
Le ministre des Renseignements Gholam Hussein Mohsenni Ijeii
Le Commandant de l’armée Mohammad Hussein Dardess
Le chef des gardiens de la révolution Mohammad Ali Jaafari
Le Président de l’assemblée des experts Hachemi Rafsanjani
Le ministre de la Défense Moustapha Mohammad Najjar
Le directeur de l’agence iranienne de l’énergie atomique Gholam Rida Agha Zadeh
Le ministre des Sciences et des Technologies Mohammad Mahdi Zahedi
Le ministre de l’Energie Broïz Fattah
Le représentant permanent de l’Iran auprès de l’ONU Jawad Zarif

Le guide de la révolution bénéficie d’un pouvoir absolu lui permettant de nommer le Secrétaire Général du conseil de sécurité national et de contrôler la désignation de la totalité des membres de ce conseil. De plus, la constitution iranienne impose l’accord du guide dans l’exécution des décisions émise par cette institution, responsable des décisions stratégiques du pays, dont le pouvoir dépasse de loin celui du parlement.

C’est ce groupe de personnalités qui gère d’une manière exclusive le dossier nucléaire en concertation avec le guide. En d’autres termes, le bureau du guide s’occupe de la planification stratégique qui sera appliquée par le conseil de sécurité nationale. Ce principe est resté le même durant les mandats de Khatami et d’Ahmadinejad, mais c’est le processus décisionnel qui a été modifié en fonction des changements de l’environnement régional du pays.

La politique nucléaire pendant le mandat Khatami :

L’analyse de cette période se base sur les déclarations de l’ancien Président Khatami et de son négociateur en chef, Hassan Rohani, ainsi que sur deux articles écrits par ce dernier sur cette question : le premier article a été publié en septembre 2005 dans le périodique iranien Rahbard , sous le titre « les défis de l’Iran et de la communauté internationale dans le dossier nucléaire », et le deuxième a été publié en hiver 2005 dans la revue américaine National Interest intitulé « nos activités nucléaires et notre relation constructive avec la communauté internationale ».

D’après les écrits et les déclarations du négociateur en chef iranien, le conseil de sécurité nationale a établit une procédure décisionnelle de quatre niveaux :

Niveau 1 : comité des affaires techniques et de négociations
Niveau 2 : comité des affaires sécuritaires et politiques
Niveau 3 : commission ministérielle chargée de la concertation avec le conseil
Niveau 4 : comité chargé de la validation de la politique nucléaire, dépendant directement du bureau du guide

Le conseil de sécurité national a chargé Hassan Rohani, homme de confiance du guide, de la concertation entre les quatre niveaux. Cette structure, qui a été créée pour répondre à la complexité des négociations avec les européens, montre bien l’affaiblissement du rôle du ministère iranien des affaires étrangères et de l’agence iranienne de l’énergie atomique dans la conduite de la politique nucléaire.

Selon Rohani, l’objectif principal de la politique nucléaire iranienne était de retarder le transfert du dossier nucléaire au conseil de sécurité de l’ONU. Cet objectif montre bien que l’Iran connaissait depuis longtemps que le dossier sera tôt ou tard repris par le conseil de sécurité de l’ONU et a articulé sa stratégie en jouant sur les contradictions entre les puissances protagonistes pour gagner du temps et obtenir des avancés sur le terrain technique.

En effet, les responsables iraniens connaissaient parfaitement les divergences d’intérêt entre les quatre acteurs majeurs du dossier nucléaire : les Etats-Unis, qui, à travers la demande du transfert de la question du nucléaire iranien, visait à affaiblir le régime iranien, se démarquait radicalement des européens qui souhaitaient bénéficier du marché iranien et des ressources pétrolières du pays. L’une des offres européennes consistait à l’arrêt de l’enrichissement de l’uranium en contre partie de l’intégration rapide de l’Iran à l’OMC (organisation mondiale du commerce). Cette offre a été jugée insuffisante principalement pour deux raisons : l’Iran considérait que, compte tenu des longues négociations du processus d’entrée à l’OMC, elle ne peut pas tirer des avantages en acceptant cette offre. De plus, l’Iran avait la volonté de continuer le processus d’enrichissement de l’uranium pour améliorer ses positions dans les négociations. Quant à la Russie, malgré son soutien relatif à l’Iran, elle a essayé de partager le marché iranien avec les européens en proposant de fournir l’uranium enrichi à la république islamique.

Parallèlement, pour essayer de semer la division au sein du conseil de sécurité de l’ONU, la république islamique a conclu des accords économiques et politiques avec la Chine dans la perspective de convaincre Pékin d’utiliser son droit de véto contre toute résolution contraignante à l’égard de l’Iran. De plus, le négociateur iranien a proposé aux européens d’associer aux négociations l’Afrique du sud et le Brésil pour affaiblir la pression diplomatique contre la république islamique. En effet, les deux pays ont toujours été intéressés par le développement d’une énergie nucléaire sur leur territoire et auront probablement intérêt de ne pas sanctionner l’Iran d’autant que la république islamique ne présente aucune menace stratégique à leur encontre.

Quoiqu’il en soit, L’Iran a accepté, à l’époque, de geler « temporairement » ses activités d’enrichissement en contre partie d’une promesse européenne de continuer les négociations jusqu'à trouver un accord permettant de satisfaire les intérêts économiques et technologiques de la république islamique. L’Iran a certes arrêté ses activités, mais seulement dans les domaines où elle a réalisé des progrès techniques. Par contre, elle a refusé d’arrêter ses activités dans les secteurs où elle a prouvé des faiblesses technologiques. Au début des négociations, l’Iran possédait 164 centrifugeuses. Ce chiffre n’a cessé de progresser avec le temps, il est passé à 500 en 2004 et à 1000 à la fin du mandat Khatami en 2005. En décembre 2007, 3000 centrifugeuses fonctionnaient à plein régime dans la république islamique.

Une seule phrase, prononcée par Rohani résume l’ambigüité de la communication du régime iranien sur le dossier nucléaire : « notre objectif était de donner une image globale de nos activités nucléaires pour empêcher le transfert du dossier au conseil de sécurité de l’ONU. Nous n’avons pas menti, mais on a communiqué tardivement nos informations ». Les tactiques iraniennes étaient bénéfiques pour le programme nucléaire. La république islamique a parfaitement évalué, pendant le mandat Khatami, la réaction de la communauté internationale sur cette question. L’Iran a lié sa relance de son activité d’enrichissement à l’échec des négociations avec les européens. L’objectif final de cette période, était d’atteindre un seuil d’enrichissement (3.5%) imposant un fait accompli : celui de la capacité du pays à maîtriser le cycle du combustible nucléaire.

La politique nucléaire pendant le mandat d’Ahmadinejad :

On peut estimer que les priorités iraniennes ont été modifiées au début du mandat du nouveau président en 2005, et cela grâce aux changements qui ont joué en faveur de la république islamique. Le sourire de Khatami et son dialogue des civilisations a été remplacé par les discours nationalistes d’Ahmadinejad.

L’exécutif iranien avait la certitude que le dossier nucléaire sera transmis devant le conseil de sécurité de l’ONU. Les responsables iraniens, convaincus du faible impact des sanctions internationales à leur encontre, ont choisi la confrontation en relançant l’activité de l’enrichissement. Un autre élément a motivé ce choix radical : posséder le cycle du combustible nucléaire est devenu une priorité stratégique pour la république islamique, qui, après les guerres d’Irak et d’Afghanistan suivies de sa relation tendue avec l’Arabie saoudite, s’est retrouvée encerclée par des puissances hostiles.

Le processus décisionnel de la politique nucléaire iranienne, qui est devenue le pivot de la politique étrangère du pays, a été modifié pour répondre aux nouvelles configurations stratégiques. Dans un article paru le 14 octobre 2007 dans le journal panarabe Al-Hayat, Moustapha Al-Labbad, chercheur égyptien spécialiste de l’Iran, a imaginé le schéma suivant pour décrire la nouvelle procédure de gestion du dossier nucléaire.

Six comités seraient en charge de la gestion de la question nucléaire iranienne :

Le comité des affaires techniques et de négociation : il comprend le ministre des affaires étrangères Manouchehr Mottaki, le coordinateur du conseil de sécurité national vice-ministre des affaires étrangères chargé des questions internationales Abbas Arakji, le président de l’agence iranienne de l’énergie atomique Ghoulam Rida Agha Zadeh, le représentant permanent de l’Iran aux nations unis Jawad Zarif, l’ambassadeur de l’Iran auprès de l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) Asghar Sultaniyeh, et le ministre de l’énergie Broïz Fattah.

Le comité des affaires sécuritaires et politiques : il comprend le secrétaire général du conseil de sécurité national Saïd Jalili, le chef d’état majeur de l’armée Atallah Salhi, le ministre de l’intérieur Moustapha Bour Mohammadi, le commandant de l’armée Mohammad Hussein Dadress, le ministre de la défense Moustapha Mohammad Najjar, et le responsable de sécurité du bureau du guide Asghar Hijazi.

Le comité de concertation et de suivi : présidé par le secrétaire général du conseil de sécurité nationale Saïd Jalili, il coordonne le travail des ministères concernés par le dossier nucléaire : le ministère des Renseignements, le ministère des Affaires étrangères et le ministère des Sciences et de Technologies.

Le comité présidentiel : il comprend le président de la république Mahmoud Ahmadinejad, le vice-président de la république Broïz Daoudi, le président de la commission du budget Farhad Rahber. Ce comité est strictement consultatif et son rôle se limite à des opérations de communication dont le but étant d’adresser des messages à la communauté internationale.

Le comité des affaires régionales : ce comité serait chargé d’étudier les évolutions régionales, notamment en Irak, Syrie, Liban et les Territoires palestiniens et analyser leur impact sur le dossier nucléaire iranien : Il comprend le chef des renseignements des gardiens de la révolution, le chef de la brigade Quds (les gardiens de la révolution), le vice-ministre des affaires étrangères en charge de l’Irak, les ambassadeurs de l’Iran dans les pays arabes ainsi qu’un ensemble de chercheurs spécialistes des questions de la région.

Le comité de validation du processus décisionnel : il comprend le guide de la révolution Ali Khamenei, le directeur du bureau du guide Mohammadi Gholbaikani, le responsable de sécurité du bureau du guide Asghar Hijazi, le chef des Gardiens de la Révolution Mohammad Ali Jaafari, le président du parlement Ali Larijani, le président de l’autorité judiciaire Mahmoud Hachemi Shahroudi, le secrétaire général du conseil de sécurité national Saïd Jalili, et le président de l’assemblée des experts Hachemi Rafsandjani.

La politique nucléaire iranienne s’avère cohérente par rapport aux objectifs fixés par le gouvernement de la république islamique, à savoir : maîtriser le cycle de combustion nucléaire. Les changements survenus entre les deux mandats de Khatami et d’Ahmadinejad dans le fonctionnement et la méthode, sont plus un ajustement lié au changement de l’environnement stratégique du pays qu’une rupture idéologique entre deux stratégies différentes. La seule différence réside dans l’imprécision des calculs de l’actuel gouvernement en comparaison avec les calculs exacts de son prédécesseur.

D’un autre côté, la nomination d’un nouveau secrétaire du conseil de sécurité national n’a pas eu d’impact sur la conduite des négociations entre l’Iran et les européens. Ce changement s’explique par une campagne présidentielle prématurée sur fonds de crise économique et de tensions entre Ali Larijani et le président Mahmoud Ahmadinejad. En effet, Ali Larijani, qui vient d’être élu à la tête du parlement iranien bénéficie, en plus de la confiance du guide Ali Khamenei, d’une assise électorale dans ville de Qom, et du soutien de son clergé qui a toujours beaucoup d’influence sur la conduite de la politique du pays. De plus, face à un Ahmadinejad affaibli par l’échec de sa politique économique, on assiste à l’émergence de Mohammad Qalibaf, le maire de Téhéran, un conservateur pragmatique qui pourrait s’allier à Larijani et briguer un mandat présidentiel lors des élections de 2009. Ce changement à la tête de l’exécutif iranien pourrait mettre les bases d’un compromis avec les européens sur la question du nucléaire.