vendredi 16 mai 2008

Le début de la fin de la classe politique libanaise

Le pays du Cèdre sombre depuis le 7 mai dans une guerre civile qui rappelle les moments les plus sombres de son histoire. Comme d’habitude, la classe politique libanaise est assez habile dans la qualification de ces actes: en atteste l’occultation du mot guerre dans les bouches des acteurs de ce conflit qui a coûté la vie à 80 libanais et blessé 250 autres.
Après une semaine de conflit, il est certes difficile de préciser les responsabilités, mais une analyse systémique de la crise permet de dessiner une perspective de la situation future de l’Etat libanais.
L'affontement politique actuel ne peut se résumer à duel entre pro et antisyriens
Il est impératif de détruire certaines idées reçues qui ont animé les analyses de la situation libanaise: les deux acteurs du conflit ont toujours été présentés dans les médias comme des partisans et des opposants à la Syrie.
C’est loin d’être une vérité absolue pour la simple raison que l’opposition (la coalition du 8 mars) réunit en son sein des partisans de la Syrie et un opposant traditionnel au régime syrien, le général Michel Aoun. D’un autre côté, la coalition au pouvoir qui se dit anti-syrienne a toujours été l’un des alliés de la Syrie avant 2004.
Il est plus judicieux de présenter les camps au Liban par rapport à leur divergence sur la résolution 1559 du Conseil de sécurité, qui a stipulé le retrait de toutes les forces étrangères du pays (comprendre la Syrie) et le désarmement des milices (les formations palestiniennes et le Hezbollah).
Une autre idée qui doit être revisitée est celle du concept de "majorité" libanaise: la coalition du 14 mars a pu obtenir une majorité lors des législatives 2005 grâce à son alliance avec le Hezbollah qui a opté pour une stratégie plutôt ambigüe: il a conclu un accord avec le leader druze Walid Joumblatt et les forces libanaises dans la circonscription de Baabda (au sud de Mont-Liban), et un autre accord avec Michel Aoun dans la circonscription du (au nord du Mont-Liban).
Par la suite, l’entente entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre a fait basculer le Hezbollah dans l’opposition, ce qui met en cause le concept même de la majorité qui s’est retrouvée confrontée à une crise institutionnelle avec la démission des ministres chiites, provoquant la paralysie du gouvernement.
Les raisons libano-libanaises du blocage politique sont anciennes
La crise libanaise a certes des intersections régionales et internationales, mais cela ne doit pas occulter les raisons libano-libanaises de ce blocage. La classe politique dans son ensemble a toujours affaibli l’Etat, déjà depuis la création de l’entité libanaise par un émir druze au XVe siècle, l’histoire libanaise a été l’histoire des communautés libanaises, qui ont acquis chacune leurs droits civiques et politiques au fur et à mesure de leur évolution.
La communauté druze s’est imposée avec la politique de l’émir Fakhr Eddine II, qui a pu obtenir de l’empire ottoman l’autonomie du Mont-Liban. Les maronites, à travers le patriarche Al-Howayek ont obtenu, lors du traité de Versailles, la création du grand Liban, et les sunnites, à travers le pacte national ont obtenu le partage du pouvoir après l’indépendance.
Ce cheminement historique nous conduit à la communauté chiite, qui n’a cessé d’évoluer depuis 1991 sur l’échiquier politique libanais, en réclamant un partage du pouvoir qui correspond à la nouvelle donne stratégique, politique et démographique du pays.
La crise libanaise et sa perpétuation doit être lue dans l’incapacité des acteurs politiques à s’entendre, ou plutôt accepter cette nouvelle structuration qui nécessite, ni plus ni moins, une nouvelle constitution.
Cette crise interne a été amplifiée par l’instabilité de l’environnement régional libanais marqué par le conflit israélo-palestinien, la guerre d’Irak et la question du nucléaire iranien. La politique étrangère libanaise (si elle existe), s’est retrouvée confrontée à un ensemble de crises qui ont provoqué la scission entre la coalition de 14 mars et l’opposition sur la question des armes du Hezbollah.
Mais cette question qui a suscité tant de divisions n’est que la partie émergente d’un iceberg: la politique régionale post-guerre d’Irak 2003.
En effet, le Liban est le miroir de son environnement, et la crise libanaise n’est autre que la confrontation de deux projets régionaux, dont dépend le dessein stratégique de la zone.
Il s’agit de l’avenir de la relation entre les pays arabes et Israël et le sort des refugiés palestiniens: c’est cette question qui est au cœur des divergences régionales qui s’expriment dans un état tampon libanais. Lequel a aussi ses propres problèmes, comme sa politique étrangère et la question de son identité.
L’encerclement intérieur et extérieur du Hezbollah
Le Liban vivait depuis plusieurs mois une sorte de guerre civile silencieuse rythmée par des accusations de tout genre qui ont attisé la tension entre les communautés, et poussé la population à se réarmer massivement. Les scènes de combats de rue étaient prévisibles, mais c’est l’élément déclencheur qui était la principale inconnue.
En effet, le Hezbollah s’est retrouvé encerclé de l’intérieur et de l’extérieur. Et c’est pour cette raison qu’il a décidé de protéger son armement par la force: la focalisation de la majorité sur l’arsenal de Hezbollah a été sentie par le Parti de Dieu comme une violation de la déclaration du gouvernement qui a légitimé la résistance, ce qui a déclenché la crise qui a amené le Parti de Dieu a demandé, tantôt des législatives anticipées, tantôt un gouvernement d’union nationale avant l’élection d’un nouveau Président.
Au niveau international, plusieurs facteurs montrent l’affaiblissement et l’encerclement du Hezbollah: l’affaiblissement du gouvernement Olmert pourrait provoquer des élections anticipées qui pourraient bénéficier à Benjamin Netanyahou, qui pourrait lancer une offensive contre le Hezbollah et le Hamas.
D’un autre côté, les législatives iraniennes ont montré des fractures au sein des conservateurs, et l’apparition de deux figures pragmatiques, Larijani et Kalibaf, qui pourraient être tentés de négocier sérieusement avec les Etats-Unis.
Enfin, les révélations sur un présumé programme nucléaire syrien et les négociations secrètes israélo-syriennes mettent le Parti de Dieu dans une position délicate au niveau régional. L’ensemble de tous ces éléments seront à l’origine de la tentative du Hezbollah de protéger à tout prix son armement, et négocier le cas échéant une nouvelle donne politique dans le pays.
L’action militaire du Hezbollah: suicide ou dérapage contrôlé?
La stratégie militaire du Hezbollah depuis les incidents du 7 mai, qui a consisté à occuper une position et la donner à l’armée libanaise, montre une certaine logique du Parti de Dieu. Ce dernier voulait imposer par la force une nouvelle donne, sans pour autant contrôler militairement les territoires acquis.
Les combats à Beyrouth ou à Tripoli confirment cette stratégie qui, au premier abord, s’avère être une action concertée avec l’armée qui essaye, tant bien que mal, de protéger son unité.
Pourtant certains faits montrent un dérapage qui n’est pas totalement contrôlé, ce qui pose beaucoup des questions sur un mouvement très organisé comme le Hezbollah.
L’attaque des locaux de la télévision Future TV, le quotidien Al-Mustaqbal et Radio Orient, propriété du chef de la majorité, Saad Hariri, pourrait être un facteur de dérapage et une première dans un conflit interlibanais. On peut même dire que cet incident pourrait changer la perception de la rue arabe sur le Parti de Dieu, qui sera probablement présenté, non sans raison, comme un parti qui essaye de faire taire les médias de ses adversaires.
De plus, les opérations militaires dans les zones de populations druzes, fief historique du leader druze Walid Joumblatt, ont été présentées, surtout par la presse de l’opposition, comme un message adressé a Joumblatt sur la capacité de Hezbollah d’affaiblir l’emprise du leader druze sur sa communauté.
Les avis divergent quant au résultat de ces opérations militaires, et Joumblatt, en fin stratège, a pu déléguer la gestion de ce dossier à son rival historique Talal Arselan, qui ne peut pas tirer un grand profit de sa situation et pour cause, la communauté druze est très soudée en temps de crise.
En effet, Talal Arselan ne peut pas assumer devant l’histoire sa responsabilité dans la division de la communauté qui est régie par des codes religieux et féodaux qui caractérisent sa structuration et qui empêchent les druzes de s’émanciper de leurs leaders traditionnels.
Cet état de fait montre la faute impardonnable de Nasrallah qui, malgré son intelligence politique, n’a pas pu analyser l’histoire de la communauté druze, en croyant qu’il peut affaiblir Joumblatt, ce qui n’est pas le cas.
De plus, toute la classe politique, notamment les sunnites et les chiites, seront les responsables de la rupture qui va s’accroître entre les sunnites et les chiites, une rupture initiée par la guerre d’Irak de 2003, et qui atteint son paroxysme dans le dernier bastion du vivre ensemble dans la région, Le Liban.
C’est là que réside le principal échec de la classe politique libanaise, ce qui pourrait conduire à son affaiblissement progressif voir sa disparition.
Une troisième république laïque seule solution au conflit libanais
Tous les indices du terrain et des négociations entre les acteurs libanais et leurs alliés régionaux et internationaux montrent qu’on s’achemine vers un nouvel accord de Taëf sous l’égide du Qatar qui va présider le comité de la Ligue arabe, qui sera en charge de la concertation entre la coalition de 14 mars et l’opposition.
On peut avancer qu’il y aura une solution qui pourrait résoudre temporairement la crise libanaise en instituant des nouvelles règles de partage de pouvoir, mais cette solution ne sera jamais définitive.
Aucune personnalité politique ne sortira indemne de cette expérience: la coalition du 14 mars, notamment le Courant du futur et le Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt sont affaiblis et décrédibilisés au yeux de leurs opinions.
Les responsables chiites porteront la responsabilité de la division entre les chiites et les sunnites, malgré une responsabilité sunnite dans cette rupture.
Le communautarisme risque de s’amplifier avec une rupture presque irrémédiable entre communautés. La communauté chrétienne, elle est déjà affaiblie, et malgré le calme précaire qui règne dans les régions chrétiennes, elle est profondément divisée.
Ce constat pessimiste nous ramène à parier sur un phénomène de destruction constructive : Si les libanais prennent conscience de cette nouvelle donne inédite dans l’histoire du pays (affaiblissement de la totalité de la classe politique), ils pourront alors imposer un changement radical de la constitution et bâtir un Etat laïc seul capable de faire oublier les blessures communautaires, car qu’on le veuille ou non, à défaut de vouloir vivre ensemble, les Libanais sont condamnés à vivre ensemble.