mardi 10 novembre 2009

Les dessous de la formation d'un gouvernement au Liban

Depuis la fin des élections législatives libanaises en juin dernier, remportée numériquement par le mouvement du 14 mars, mais consacrant dans la réalité une représentation communautaire équitable à l'exception des partis chrétiens, les principales forces politiques du pays ont passé cinq mois de discussions, qui devront aboutir rapidement à la formation d'un gouvernement d'union nationale.

Cette heureuse issue serait due à un accord entre le Premier ministre désigné, Saad Hariri et le Courant Patriotique Libre de Michel Aoun. Ce dernier parait le grand gagnant de ce long bras de fer qui a opposé majorité et opposition : Malgré sa semi-défaite aux législatives de juin, il représente électoralement une majorité relative des chrétiens Libanais.

L'inexistence d'une majorité parlementaire

Les élections législatives libanaises, en dépit du caractère confessionnel de la représentation parlementaire, se sont tenues sur la base d'une confrontation entre majorité, incarnée par le mouvement du 14 mars qui regroupe principalement le Courant du Futur de Saad Hariri, le Parti Socialiste Progressiste de Walid Joumblattainsi que le groupe chrétien Kornet Chehwane (ensemble hétérogène chrétien regroupant en plus de quelques personnalités indépendantes, les Forces Libanaises de Samir Geagea et les Phalanges de Amine Gémayel) et l'opposition incarnée par le tandem chiite Hezbollah-Amal et le Courant Patriotique Libre du Général Michel Aoun. Le résultat des élections qui se sont tenues sur la base de la petite circonscription du canton a été soldé sur une légère avancée du mouvement du 14 Mars.

Cette victoire relative n'a pas permis pour autant à la majorité de former un gouvernement : le Liban, qui est considéré comme une démocratie confessionnelle, est géré par une politique de consensus. Aucune formation politique n'a pu imposer un système hégémonique au détriment des autres forces politiques.

Deux exemples contemporains illustrent cette spécificité : Le premier exemple concerne la stratégie des Forces Libanaises, qui ont essayé, dans les années 80, avec l'aide d'Israël, de créer un État protégé par une puissance régionale. Cette entreprise hégémonique a été l'une des causes de la perpétuation de la guerre civile libanaise.

L'autre exemple, plus récent et plus ambigu, concerne la gestion du pays par le mouvement du « 14 Mars » sans prendre en compte les aspirations et les craintes d'une partie de la population : il s'agit de la manière dont la majorité parlementaire a essayé, depuis 2005, avec le soutien des occidentaux, d'imposer l'application de larésolution 1559, notamment son volet concernant le désarmement du bras armé du Hezbollah.

Cette hégémonie relative, n'a pas seulement échoué : elle a provoqué des tensions communautaires qui ont culminé dans un conflit armé qui a failli provoquer une guerre intercommunautaire. La conséquence principale de la mini guerre civile de mai 2008, à laquelle les accords de Doha ont mis fin, a été une restructuration des forces politiques du pays avec une fragmentation de la majorité parlementaire, qui malgré sa victoire, a perdu son principal pilier druze, Walid Joumblatt, au lendemain des législatives de juin 2009.

En effet, le leader druze, connu pour sa stratégie de changement d'alliance en fonction de la situation géopolitique régionale et internationale, a quitté progressivement la majorité en adoptant un discours consensuel au niveau national et hostile à Israël.

D'un autre côté, malgré un échec relatif, le Courant Patriotique Libre reste la première force politique chrétienne, ce qui prive la majorité d'une base populaire intercommunautaire. Réduite à sa composante sunnite, la majorité parlementaire est en réalité une force communautaire, incapable, à elle seule, de faire fonctionner le système libanais

La nécessité d'un gouvernement d'union nationale

Avec dix-huit communautés confessionnelles, le Liban ne peut être géré que par un consensus entre les communautés qui le composent. Ce système de gouvernance, caractérisé par un clientélisme économique et une souveraineté limitée, a, depuis toujours, favorisé l'ingérence et l'influence des puissances régionales et internationales. Pour que la classe politique libanaise accepte l'idée d'un gouvernement d'union nationale, il a fallu une entente régionale et internationale entre les puissances dominantes qui règlent leurs litiges sur un hinterland, le Liban.

La rencontre entre le roi Abdallah d'Arabie Saoudite et le président syrien Bachar El Assad a permis un réchauffement des relations entre le Courant du Futur et le Hezbollah. De plus, le rapprochement entre la Turquie (alliée des États-Unis) et la Syrie a entrainé l'affaiblissement des tendances les plus hostiles à la participation du Hezbollah à un gouvernement d'union nationale.

Mais cette problématique géopolitique ne doit pas faire oublier les difficultés locales d'une entente commune sur un projet national. La classe politique, communautaire et néo-féodale, reproduit, depuis la création de l'entité libanaise, une confédération des communautés qui empêche la formation d'une société civile, seule capable d'édifier un État.

Le refus de reconnaître le poids grandissant du Courant Patriotique Libre réside dans l'incapacité des formations traditionnelles d'accepter un parti, qui a été construit par des dynamiques sociopolitiques contemporaines sans aucun prolongement historique avec l'ancienne bourgeoisie chrétienne.

En reconnaissant le poids politique et électoral du Général Aoun, par la conclusion d'un accord avec lui, le Premier ministre désigné a ouvert la voix à la formation d'un gouvernement d'union nationale.

Le gouvernement libanais : un conseil représentatif des communautés

Malgré la volonté des politiciens libanais de créer un gouvernement d'union nationale, le Futur nouveau né ressemble plus à un conseil intercommunautaire qu'à un gouvernement. En regardant l'organigramme prévisionnel du gouvernement, paru dans la presse libanaise, on s'aperçoit qu'il est formé par des personnalités politiques représentant des pouvoirs communautaires qui influencent largement le pouvoir exécutif sans pour autant l'intégrer. L'État, qui est censé avoir la légitimité de la violence, est prisonnier des chefs communautaires qui affaiblissent la notion de l'État et le réduit à la fonction de gestionnaire du consensus.

On ne sait pas encore quelles seraient la fonction et les réalisations de ce nouveau gouvernement, mais il sera confronté à des questions qui dépassent largement la gestion d'un pays et poserait la question du Liban en tant qu'État.

mercredi 9 septembre 2009

Les médias libanais : entre confessionnalisme et recherche de crédibilité

Médias communautaires et liberté de la presse: le communautarisme comme menace pour la liberté d’expression

La liberté d’expression dont jouit la presse libanaise est une bonne chose pour la démocratie. Par contre, comme l’a si bien dit l’ancien Premier Ministre, Selim El-Hoss : « Il y a au Liban trop de liberté et pas assez de démocratie ». Quoiqu’il en soit, le Liban compte toujours au rang des pays les plus ouverts de la région. En atteste notamment la richesse de sa presse écrite et son audiovisuel. Un autre trait significatif est la liberté de ton de plusieurs journalistes et acteurs médiatiques. Pensons particulièrement aux programmes humoristiques qui se moquent des politiques. Cette programmation, unique dans son genre au niveau régional, contribue, même si de façon relative, à la désacralisation de la classe politique.

Or, depuis l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le Liban a assisté au développement d’un phénomène qui était auparavant limité et relativement contrôlé : le communautarisme confessionnel.

Il y a un rapport étroit entre le communautarisme et l’état de la presse dans le pays. Car la notion de média national n’existe en effet pas dans le pays. Depuis la formation du Liban, c’est la féodalité communautaire qui est le facteur déterminant dans la construction de l’État. Et aucune communauté ou parti politique n’a cherché à construire une culture nationale.

Le paysage médiatique libanais se caractérise ainsi par une mainmise des partis politiques sur les médias. La télévision et la radio de l’État, sous des prétextes économiques, ont été quasiment liquidées par des gouvernements successifs dont les membres disposent parfois, selon leur(s) appartenance(s) politique(s), de leurs organes de presse propres. Ce monopole empêche l’émergence d’une société civile dans un pays de plus en plus communautarisé, et dont le repli sur soi a remplacé le « vivre ensemble », pourtant à la base du consensus libanais.

En plus de bloquer toute tentative de construction civile et démocratique, le système médiatique communautaire est caractérisé par son extrême fragilité. Attaquer un média, c’est s’en prendre à un symbole communautaire, voir religieux. Dans la démocratie consensuelle et confessionnelle libanaise, ce genre d’attaque peut provoquer une crise grave qui peut dégénérer en guerre civile.

Le paysage médiatique libanais est le reflet de la structure politique du pays. Certes, depuis 2005, le Liban est polarisé entre une coalition gouvernementale qui a montré sa fragilité et ses divergences et une opposition de plus en plus structurée autour d’une entente entre le Hezbollah chiite et le Courant patriotique libre (CPL) du général chrétien Michel Aoun. Mais on retrouve toujours les divergences politiques et communautaires qui ont survécu aux multiples changements qu’a connus le pays.

Ainsi, la coalition du 14-Mars[1] est principalement soutenue par le premier quotidien du pays, An-Nahar, le quotidien francophone L’Orient Le Jour, ainsi évidemment que par l’organe de presse du Courant du futur, le quotidien Al-Moustaqbal. De plus, cette coalition dispose de deux chaînes qui sont la propriété de la famille Hariri : Future TV, et la chaîne d’information satellitaire internationale Ekhbariat-Al-Moustaqbal, qui a commencé à émettre en 2007.

L’opposition, quant à elle, dispose d’un certain nombre de titres de la presse écrite, comme les quotidiens Assafir et Al-Akhbar[2]. Elle bénéficie aussi du soutien de plusieurs médias audiovisuels : la chaîne Al-Manar, propriété du Hezbollah, et la chaîne NBN, qui appartient à Nabih Berri, président de l’Assemblée Nationale et chef du mouvement chiite Amal. Bien que son propriétaire, Michel Aoun, ait invité tous les citoyens libanais à souscrire à son capital, la chaîne OTV peut aussi être assimilée à une chaîne de l’opposition. Quant à la chaîne New TV, qui est de tendance communiste, elle prend clairement parti contre le gouvernement, même s’il lui arrive parfois de critiquer timidement l’opposition.

De plus, les médias arabes en général, qui emploient beaucoup de Libanais de tendances politiques différentes, pourraient influencer l’état de la presse libanaise. Ainsi, les quotidiens londoniens panarabes Al-Hayat et Al-Sharq-Al-Awsat et la chaîne saoudienne Al-Arabiya, soutiennent la coalition du 14-Mars. Tandis que le quotidien Al-Quds-Al-Arabi et la chaîne Al- Jazeera prennent plutôt parti pour les formations membres de l’opposition parlementaire, et notamment le Hezbollah.

Enfin, on observe une dérive du discours médiatique entraîné par un discours politique marqué par des accusations de toutes sortes. En l’absence d’une lecture objective de la situation politique libanaise, Il n’est ainsi pas exagéré d’affirmer que les médias libanais, qui prétendent être les leaders de la région en matière d’information, véhiculent parfois un discours de rejet de l’autre et de propagande qui a relativement contribué à l’installation d’un climat de méfiance entre les communautés.

Le paysage médiatique libanais depuis l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri

On a souvent dit de l’histoire du Liban qu’elle était l’histoire de ses communautés. Cette notion vaut aussi pour les médias libanais audiovisuels ou écrits. Car, après une courte période de stabilité chéhabiste[3] et la création d’une chaîne publique (Télé Liban), la guerre civile qui a éclaté en 1975 a marqué l’avènement des médias mis au service des milices. Dès la fin de la guerre, et dans un contexte de mondialisation économique, ceux-ci prendront d’ailleurs de l’ampleur, au point d’en arriver à se transformer en véritables groupes de télévision.

Après les accords de Taëf de 1989, qui étaient en partie le résultat d’un consensus américano-syrien[4], les médias libanais se sont développés grâce aux nouvelles technologies de l’information et de communication. Cette transformation technologique, dont l’exemple le plus marquant est celui de la télévision par satellite, n’a pas permis d’opérer un changement dans la ligne éditoriale des medias libanais, restés fidèle à leurs conceptions communautaires. Dans la période post-guerre civile, le visage médiatique du pays du Cèdre a été marqué par une autocensure, particulièrement visible dès lors qu’était abordée la question de la présence syrienne au Liban. Plusieurs atteintes à la liberté d’expression ont d’ailleurs été observées pendant cette période, dont la plus emblématique fut la fermeture définitive de la chaîne Murr TV[5] (MTV).

Mais la véritable rupture dans le paysage médiatique libanais se situe au lendemain de l’adoption, par le conseil de sécurité de l’ONU, de la résolution 1559[6]. Adoptée par une majorité des membres du Conseil de Sécurité de l’ONU, afin de forcer la Syrie à changer sa politique d’ingérence dans la politique libanaise, elle a eu un effet particulièrement important sur les médias du pays, qui se diviseront vite selon qu’’ils seront favorables ou opposés à cette résolution.

L’attentat suicide qui a coûté la vie à l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, présenté par une partie des Libanais comme une conséquence de la crise politique engendrée par la résolution 1559, a aggravé la division des médias libanais, devenus de véritables organes de propagande des deux camps qui se sont constitués après le renouvellement, imposé par la Syrie, du mandat de l’ancien Président de la République Emile Lahoud. Cette crise politique, qui a duré plus de trois ans, a été marquée par un discours médiatique propagandiste tenu par les médias appartenant aux divers protagonistes libanais. Les chaînes appartenant à la famille Hariri, ne tenant pas compte du principe de la présomption d’innocence, n’ont pas hésité à accuser certaines formations de l’opposition de complicité dans les attentats qui ont secoué le pays. D’un autre côté, les médias de l’opposition ont également véhiculé un discours au moins tout aussi dangereux, accusant la coalition du 14-Mars d’être des agents à la solde des États-Unis et d’Israël.

Il convient de noter, par ailleurs, que le traitement partial de l’information par les chaînes libanaises a été un vecteur de développement du secteur audiovisuel. Les bailleurs de fonds libanais, leaders politiques qui cherchent traditionnellement à augmenter leur crédibilité auprès de leur opinion publique ont développé plusieurs initiatives en ce sens. Le courant patriotique libre du Général Michel Aoun a créé sa propre chaîne, Orange TV (OTV). D’autres projets, présentés comme des initiatives privées, ont vu le jour, mais ils ont pourtant été assimilés par leurs détracteurs à des supports partisans. Ce sera d’ailleurs le cas du quotidien Al-Akhbar, qui assume clairement sa ligne éditoriale proche de l’opposition, ainsi que du site Internet d’information Now Lebanon, qui soutient la coalition du 14-Mars.

Loin pourtant de faire émerger un quelconque embryon pour une société civile, cette diversité médiatique a plutôt aggravé le confessionnalisme, augmentant le doute sur la crédibilité des chaînes libanaises.

Information ou propagande : le jeu ambigu des chaînes libanaises

En théorie, un espace médiatique marqué par la diversité des opinions exprimées est un vecteur du développement de la démocratie, et un paradis de la liberté d’expression. Mais dans la démocratie confessionnelle et consensuelle libanaise, la réalité est plus complexe.

Deux catégories de médias coexistent au pays de Cèdre

Les médias loyalistes :

Depuis la constitution de la coalition du 14-Mars, en octobre 2004, un certain nombre de médias se sont ralliés à sa stratégie et à sa vision pour l’avenir du pays.

Parmi les médias dits de la majorité, on distingue ainsi :

- La LBC : c’est l’une des importantes chaînes privées du pays, par son poids financier et sa visibilité médiatique. Créée par les Phalanges libanaises[7], elle a servi pendant la guerre civile comme organe de presse des Forces Libanaises[8]. Au début des années 90, elle est devenue une société anonyme détenue par des hommes politiques et des hommes influents, avant de fusionner, en 2004, avec la société Rotana, propriété du prince saoudien Al-Walid. Depuis la crise politique de 2004, et malgré le professionnalisme de ses journalistes, la chaîne a largement soutenu la révolution du Cèdre, et reste à ce jour le relais médiatique des chrétiens de la majorité. Après les accords de Doha de 2008, elle a relativement équilibré ses propos à l’égard de l’opposition, mais reste très influencée par les idées de la coalition du 14-Mars.

- Future TV et Ekhbariat-Al-Moustaqbal : propriété de la famille Hariri, Future TV a été créée à la fin de la guerre civile. Elle a permis à son détenteur et ancien Premier ministre, feu Rafic Hariri, d’assoir une certaine hégémonie représentative sur la communauté sunnite du pays. Mais depuis l’assassinat de ce dernier, en février 2005, elle a largement fait part au relais d’un discours anti-syrien, et a développé le culte de la personne du défunt. Lors de la mini-guerre civile[9] de mai dernier, elle a d’ailleurs été attaquée et fermée par des miliciens de l’opposition, ce qui l’a rendue encore plus hostile à l’opposition, et particulièrement au Hezbollah.

Parallèlement aux chaînes du pôle de la majorité, et en raison de la relation spécifique qui lie la famille Hariri à la famille royale saoudienne, la coalition du 14-Mars bénéficie toujours d’un soutien médiatique non négligeable de la part de plusieurs medias panarabes. Dont, notamment, les chaînes Al-Arabiya et MBC, et le quotidien londonien panarabe Al-Hayat.

Les médias de l’opposition :

Quant à l’opposition, connue sous le nom du bloc du 8-Mars, elle détient aussi un certain nombre de médias, dont le poids économique et médiatique rivalisent avec celui des médias loyalistes.

En effet, comme dans le cas de a coalition du 14 mars, l’opposition est hétéroclite, mais ses composantes ont été réunies autour de leur opposition à la résolution 1559. Elle a été renforcée par l’entente entre le Hezbollah et le Courant Patriotique Libre qui a donné au mouvement chiite une assise chrétienne

Plusieurs médias appartiennent ou soutiennent ouvertement l’opposition. On distinguera ainsi :

- Al Manar : c’est l’organe médiatique officiel du Hezbollah, que les membres de ce parti appellent aussi « media de résistance ». Il a été créé au début des années 90 afin d’accompagner le parti dans son processus de libanisation. La ligne éditoriale de la chaîne se caractérise ainsi par un islamo-nationalisme et un anti-américanisme assumés. Depuis 2004, le discours de la chaîne a suivi celui du parti qui la finance en dénonçant de plus en plus les influences étrangères dans la politique intérieure libanaise, allant jusqu'à accuser les membres de la majorité de traitrise contre la nation. Mais on peut estimer que ce discours conservateur aura plutôt été bénéfique pour la chaîne, qui a pu au fil des années acquérir une certaine notoriété, qui ira au-delà de la seule base populaire composant le Hezbollah. Son audience importante chez les populations du Moyen-Orient et du Maghreb en est la preuve. Cela dit, malgré une ligne éditoriale axée sur les notions d’intégrité du Liban et de défense des intérêts des citoyens, Al-Manar demeure une chaîne confessionnelle avant tout, dont l’objectif est de défendre les intérêts du Hezbollah et de la communauté chiite. Comme la majorité des médias du pays, elle a participé d’une forme d’aggravation du communautarisme qui, selon plusieurs observateurs, est en train de diviser irrémédiablement la population libanaise.

- La NBN : propriété du président du Parlement libanais, Nabih Berri, Sa caractéristique principale est son soutien sans faille à l’opposition, ce qui est totalement légitime et logique pour un média appartenant exclusivement à un personnage politique qui a toujours été proche de la Syrie.

- OTV (Orange TV) : créée par le Courant Patriotique Libre (CPL) du Général Michel Aoun, cette chaîne est l’une des nouvelles-nées du paysage médiatique national. Il faut d’ailleurs noter que le Général Aoun affirme pour sa part qu’elle est financée par des actions achetées par des citoyens libanais, sans que cela puisse être précisément vérifié. Cela étant dit, tout comme le discours du Général, OTV a axé sa ligne éditoriale sur la lutte contre la corruption et l’aspiration à une évolution du système politique vers une troisième République laïque. Mais cette stratégie s’est avérée avoir le plus souvent valeur d’attaque en règle contre le Courant du Futur, et contre le Président du Conseil des ministres, Fouad Sanioura. Quant à la notion de laïcité, elle a vite été diluée dans des logiques de confrontation entre le Général et ses opposants chrétiens (notamment les Forces Libanaises), relatives entre autres à la question de la défense des intérêts des chrétiens du Liban et de l’Orient. A noter enfin que l’on observe sur cette chaîne, ainsi que dans les autres organes de presse du CPL, une propension à la critique virulente du chef du Parti Socialiste Progressiste, Walid Joumblatt, notamment sur sa stratégie politique jugée pro-occidentale ainsi que sur la gestion du dossier des déplacés de la guerre civile.

- New TV : c’est la seule chaîne privée libanaise qui n’a jamais appartenu à un leader politique. D’obédience communiste, elle a largement critiqué les choix libéraux de l’ancien Premier Ministre Rafic Hariri. Depuis la crise politique de 2004, elle a soutenu l’opposition tout en la critiquant parfois. Mais son idéologie communiste et panarabe la rend plus proche de l’opposition que de la majorité. Cette relative neutralité n’a néanmoins pas permis à la New TV de se démarquer des autres chaînes communautaires. Elle a contribué, par ses critiques virulentes, à la division médiatique qui aura une part de responsabilité dans le déclenchement des événements tragiques du 7 mai 2008.

La mini guerre civile du 7 mai : une guerre médiatique qui dérape

L’ambigüité des chaînes libanaises, qui mélangent, depuis 2004 notamment, l’information et la propagande, a transformé les médias libanais en véritables armes de guerre. La preuve la plus éclatante de leur responsabilité dans le déclenchement de la guerre fut d’ailleurs cet avertissement du Premier ministre du Qatar, cheikh Hamad Ben Jassem al-Thani, lancé à l’issue de la signature des accords de Doha, le 25 mai 2008, demandant aux médias libanais de "calmer les esprits plutôt que de susciter une escalade".

Depuis longtemps et particulièrement à partir de 7 mai 2008, les médias du pays ont construit, à travers journaux télévisés, débats politiques et programmes sociétaux, une image négative de « l’autre » libanais. Cette image stéréotypée et relativement imaginaire a eu un impact non négligeable sur l’évolution de la relation intercommunautaire. C’est dans ce contexte que les locaux de la chaîne Future TV, propriété de la famille Hariri, ont été attaqués, le 9 mai 2008, par des miliciens de l’opposition. Cet acte qui a suscité de vives critiques, même dans les médias de l’opposition comme Assafir et Al-Akhbar, a fait accroître les tensions entre les communautés notamment les sunnites et les chiites.

En effet, la population sunnite du pays a parlé d’une menace chiite sur la capitale. Plusieurs responsables sunnites ont même lancé des appels pour défendre leur cité. Dans le nord du pays, notamment à Tripoli, on a parlé d’un massacre contre des sympathisants de l’opposition, sans que l’on puisse vérifier l’exactitude de ces informations. Enfin, dans la montagne druze, la coexistence druzo-chiite a été menacée par de violents combats qui ont aggravé durablement la relation entre les deux communautés.

Les médias libanais ne sont certes pas responsables de la crise politique et encore moins du déclenchement des violences du 7 mai 2008. Par contre, leur traitement partial de l’information a peut être contribué à l’accroissement des tensions communautaires.

C’est d’ailleurs dans ce contexte que le quotidien d’opposition Al-Akhbar a annoncé, dans son édition du 29 janvier 2009, la réouverture de la chaîne Murr TV (MTV). Selon lui, celle-ci sera l’un des outils médiatiques de la majorité, et notamment des partis chrétiens hostiles au général Michel Aoun. Le quotidien expliquait d’ailleurs que, sur fond de conflit financier entre les Forces Libanaises et le Président du conseil d’administration de la chaîne LBC, Pierre al-Daher, les partis politiques chrétiens de la majorité essayaient de trouver une alternative à la LBC qui soit fonction d’une ligne éditoriale non partisane et ouverte.

Libérer l’espace médiatique de la tutelle confessionnelle

Malgré quinze ans de douloureuse guerre civile, les Libanais sont plus que jamais polarisés entre deux camps, qui représentent deux visions de la construction étatique : celle du camp du 14-Mars, prônant un Liban indépendant des problèmes régionaux en s’appuyant sur une aide internationale tout en restant dans un environnement arabe ; et celle du camp dit du 8-Mars, qui envisage un Liban intégré dans un système régional dont il ne peut se dissocier.

Libérés de la lourde tutelle syrienne, les Libanais seraient pourtant bien inspirés de se libérer de la tutelle libanaise, chape de plomb religieuse et politique qui pèse lourdement sur leur avenir et sur celui de la construction étatique. Une responsabilité qui incombe plus particulièrement à la jeunesse libanaise, qui serait probablement bien inspirée de réaliser que la religion, et encore plus, la démocratie consensuelle et confessionnelle, n’a pas apporté de réponses à leurs exigences de paix et d’épanouissement au sein d’une nation stable.

Mais, de même que la tutelle politique, une autre forme de tutelle, médiatique celle-là, pèse sur les Libanais. Et elle empêche la création d’un média à même de véhiculer des idées et des principes qui permettraient la constitution d’une société civile, et l’établissement d’un état de droit basé sur une « laïcité laïcisée », libérée de tout confessionnalisme.

La télévision publique libanaise, seul media censé véhiculer une culture nationale, a été démantelée par les gouvernements successifs. Il est totalement improbable d’envisager que des médias communautaires puisse faire émerger une conscience nationale. Or, l’identité nationale libanaise existe, du moins sociologiquement. Les acteurs du paysage médiatique, s’ils en ont la volonté, pourraient développer les ingrédients de cette identité collective. Avec le développement d’Internet, un grand espace a été récemment occupé par un journalisme dit citoyen, qui, de plus en plus, met en échec les médias traditionnels. Ce phénomène très visible en Occident, commence à se développer au Moyen-Orient et particulièrement au Liban. On peut espérer que cette nouvelle forme de journalisme modifie sérieusement à terme le caractère confessionnel du paysage médiatique libanais. De plus, la rupture qui s’opère entre les dirigeants et la population aura comme conséquence, à long terme, la création d’une société civile seule capable de moderniser l’état.

D’un autre côté, ressusciter une chaîne nationale est inévitable pour un pays dont les accords de Taëf, qui ont mis fin à quinze ans de guerre civile, stipulent clairement la nécessité d’engager des moyens pour affaiblir le confessionnalisme. Or, vingt ans plus tard, la classe politique se montre toujours incapable de prendre des initiatives dans ce sens.

Pourtant la solution à cette situation pourrait être simple, et prendre la forme d’une double initiative, intérieure et extérieure. Le nouveau président de la République pourrait ainsi proposer un impôt citoyen, sous forme d’une redevance télévisuelle, afin de financer la création d’un véritable service public de l’audiovisuel. Cette action pourrait d’ailleurs être complétée par un financement européen, dans le cadre de la politique de coopération entre le Liban et l’Union Européenne. Cette caution européenne serait en effet nécessaire pour donner un gage de crédibilité à un média public dont l’une des missions serait de véhiculer des idées qui, à long terme, libèrent les Libanais de leur tutelle communautaire.



[1] Alliance de 14-Mars : Actuellement majorité parlementaire à l’Assemblée Nationale, c’est un groupe hétéroclite formé par des forces politiques hostile à la Syrie. La coalition a œuvré pour l’application de la résolution 1559, en concentrant sa stratégie sur la fin de l’ingérence syrienne et le désarmement du Hezbollah. Le discours anti-syrien de ce groupe politique a largement influencé la ligne éditoriale des médias qui ont adopté sa cause.

[2] Al-Akhbar : Créé par l’ancien éditorialiste du quotidien Assafir, feu Joseph Samaha au lendemain du déclenchement de la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Hezbollah, il est considéré comme un quotidien d’opposition, particulièrement proche du Hezbollah.

[3] Le chehabisme : c’est la période du mandat de l’ancien président Fouad Chéhab (1958-1964), qui a appliqué le concept de neutralité positive en matière de politique étrangère tout en introduisant des réformes politiques et sociales qui ont permis au pays de connaître, sous son mandat, une stabilité politique et une croissance économique.

[4] Consensus américano-syrien : Accord tacite entre une puissance régionale (la Syrie) et une autre internationale (les Etats-Unis) qui a permis à la Syrie, en contre partie de sa participation à la guerre du Golfe (1991) de garder une tutelle sur le pays de cèdre, notamment sur sa politique étrangère. Ce consensus qui a mis fin à la guerre civile libanaise, a été rompu par l’adoption de la résolution 1559 du conseil de sécurité de l’ONU.

[5] Murr TV(MTV) : Propriété de Gabriel El-Murr, frère et adversaire du député du Metn (région Mont Liban), candidat malheureux aux législatives partielles de 2002, sa victoire a été annulée et sa chaîne (MTV) a été fermée par une décision administrative. Six ans après, c’est un amendement parlementaire qui va permettre à la chaîne de réémettre à Partir de 31 mars 2009.

[6] Résolution 1559 : Adoptée le 2 septembre 2004 par le Conseil de sécurité de l’ONU, elle stipulait le retrait de toutes les troupes étrangères du pays, le désarmement de toutes les milices et l’organisation des élections présidentielles hors de toute ingérence étrangère.

[7] Les Phalanges libanaises : Créé en 1936 par Pierre Gemayel, le parti était jusqu’au début des années 70 le principal parti chrétien. Traditionnellement proche du pouvoir en place, il a été affaibli durant et après la guerre civile de 1975. Actuellement, il est membre de la coalition de 14-Mars et affiche clairement son hostilité à la Syrie.

[8] Les Forces Libanaises : Affaibli dans les années 90, il a émergé sur la scène chrétienne grâce à la libération de son chef Samir Gaagaa qui a intégré la coalition du 14-Mars et qui a fait du parti le principal opposant a son rival de toujours Michel Aoun.

[9] Mini-guerre civile libanaise : déclenché à la suite de la décision du Conseil des ministres libanais de licencier le chef de sécurité de l’aéroport de Beyrouth (proche du Hezbollah), elle a duré une quinzaine de jours durant lesquels des heurts ont été éclatés entre sunnites et chiites et chiites et druzes dans plusieurs régions du pays, elle a été arrêtée grâce à la signature , le 25 mai 2008, des accords de Doha, qui ont permis l’élection d’un nouveau Président de la République.

vendredi 15 mai 2009

Les druzes, une minorité électoralement visible

« Suivez la nation la plus forte, mais gardez moi dans votre cœur », disait Al-Hakim Bi Amr’llah, sixième calife fatimide, fondateur de la religion druze (1). Cette phrase, vieille d’environ huit siècles, résume à elle seule la stratégie sociale, politique et religieuse des druzes libanais. Depuis leur arrivée dans la montagne libanaise, à une époque où ils fuyaient la répression des musulmans sunnites qui les considéraient comme des hérétiques, ils ont adopté le principe de dissimulation (la « Taqiyya » (2)), qui leur a permis de vivre harmonieusement avec d’autres communautés.

Cette capacité à vivre avec des groupes sociaux qui ne partagent pas leurs convictions et leurs traditions leur a permis de se fondre dans leur environnement, au point d’y exercer leur empreinte. C’est le cas de la dynastie des Maans, qui a créé le premier pouvoir autonome dans la montagne libanaise. Par la suite, le système féodal libanais a permis l’émergence des grandes familles, qui sont toujours influentes. Actuellement, deux grandes familles règnent sur la destinée des druzes libanais : les « Arslan », et les « Joumblatt ». La famille Joumblatt, à travers son chef Walid, s’est imposée comme la représentante politique et sociale de la communauté, en échappant aux tentatives d’affaiblissement exercées à son encontre par une gestion habile du jeu politique communautaire.

En effet, ni la guerre civile de 1975, ni la mini-guerre civile de mai 2008 (3) qui accouchera des accords de Doha, n’ont affecté le poids électoral et politique du leader druze Walid Joumblatt. Fidèle à sa stratégie de changement d’alliance, il a toujours pu assurer à sa communauté et à sa formation politique (le Parti Socialiste Progressiste) une influence largement supérieure à leur poids démographique. Le rapprochement de Joumblatt avec les chrétiens hostiles à la Syrie en 2001, puis son inscription en 2004 dans les rangs de la future coalition du 14-mars, s’inscrivent dans cette démarche. Puis, après la mini-guerre civile de mai 2008, il a été le premier responsable de la majorité à tirer les leçons de l’influence grandissante du Hezbollah et de l’échec de la politique d’isolement de la Syrie.

Cette stratégie est avant tout de nature sociale et électorale. Tout d’abord, le leader druze reste attaché à l’intégrité territoriale du pays du Cèdre, et ce malgré son hostilité affichée à l’égard du Hezbollah. Il s’est ainsi fixé une ligne rouge à ne pas dépasser : celle du risque de la fragmentation du pays. La présence d’une population chiite à proximité des villages druzes dans la localité d’Aley l’a amené à entamer des discussions avec le parti de Dieu pour consolider une paix sociale qui avait été menacée par les événements de mai 2008.

La deuxième raison de ce rapprochement avec l’opposition, qui s’est faite par l’intermédiaire de Nabih Berry (4), est électorale. Walid Joumblatt veut à tout prix conserver son poids électoral lors des élections législatives du 7 juin 2009, et les tractations qui ont déjà commencé avec l’opposition ont pour objectif de maintenir l’importance politique de son groupe parlementaire, « la Rencontre Démocratique ».

La nouvelle Loi électorale, votée à la suite des accords de Doha, divise en effet le pays en petites circonscriptions, favorisant ainsi le rôle des minorités. La communauté druze, qui représente moins de 7% de la population libanaise, est très fortement soudée derrière W. Joumblatt dans la circonscription du Chouf. Elle offre donc au leader du Parti Socialiste Progressiste une victoire potentielle sans appel à cet échelon.

La grande inconnue sera donc le résultat de la circonscription d’Aley, dans laquelle s’est présenté son principal rival, Talal Arslan. Ce dernier s’est rallié à l’opposition sans toutefois entamer une division de sa communauté. Affaibli en 2005 en raison de l’accord strictement électoral conclu entre Joumblatt et le Hezbollah, il s’est retrouvé dans le Liban post-Hariri face à une troisième voie druze : le courant al-Tawhid. Dirigé par l’ancien ministre Wiam Wahhab (5), ce courant affiche clairement son soutien à la Syrie, et surtout son hostilité à l’encontre de Walid Joumblatt.

Lors de la mini-guerre civile de mai 2008, afin d’empêcher une nouvelle guerre de la montagne entre chiites et druzes, Arslan avait choisi d’appliquer une vieille stratégie sociale druze, « la protection des frères (6) », ce qui a paradoxalement renforcé la situation de son rival Joumblatt. Mais une autre grille d’analyse pourrait aussi être évoquée : les deux familles traditionnelles se sont peut-être senties menacées par le nouveau courant druze, qui reste pourtant minoritaire.

Les élections législatives du 7 juin 2009, présentées comme une manifestation de la démocratie consensuelle libanaise et comme un moment décisif pour le pays du Cèdre, sont en train de théoriser et de constitutionnaliser le consensus comme mode de gouvernement. C’est le cas de la communauté druze qui reste soudée derrière des chefs traditionnels. Ceux-ci apportent certes de la stabilité. Mais ils empêchent aussi l’édification d’un Etat de droit digne de ce nom.


(1) Antoine Isaac De Sacy, Exposé de la religion des druzes, Imprimerie Royale, Paris, 1837.
(2) Taqiyya : principe de dissimulation des croyances et des pratiques religieuses. Il a permis aux chiites et aux sectes musulmanes de cacher leurs croyances pour pouvoir vivre dans un environnement hostile.
(3) Mini-guerre civile libanaise : déclenchée à la suite de la décision du Conseil des ministres libanais de licencier le chef de sécurité de l’aéroport de Beyrouth (proche du Hezbollah), elle a duré une quinzaine de jours durant lesquels des heurts ont éclaté entre sunnites et chiites, ainsi qu’entre chiites et druzes, dans plusieurs régions du pays. Elle a cessé grâce à la signature, le 25 mai 2008, des accords de Doha, qui ont permis l’élection d’un nouveau Président de la République.
(4) Nabih Berry : Président de l’Assemblée nationale libanaise, et chef du mouvement Amal (parti chiite « laïc »), il est à la fois proche du Hezbollah et de Walid Joumblatt, et demeure le médiateur entre Joumblatt et l’opposition. Il est aussi le principal interlocuteur des diplomates étrangers qui veulent adresser des messages au Hezbollah.
(5) Wiam Wahhab : ancien Ministre du gouvernement d’Omar Karamé, il a créé le 26 mai 2006 le courant Al-Tawhid (terme relatif à l’unité dans la religion druze). Hostile à Joumblatt et fervent défenseur de la Syrie, son poids au sein de la communauté druze est minoritaire et sa démarche très contestée.
(6) La protection des Frères est une expression qui invite à s’unir contre un ennemi. Elle est inscrite dans sa transcription arabe « hafz al ekhwan » dans le livre de la sagesse, écrit sacré des druzes. Elle stipule l’unité sacrée des druzes, qui est la condition de la perpétuation de l’existence de leur secte.